L’Internationale communiste et les coopératives

L’Internationale communiste et les coopératives

Au lendemain de la révolution russe, les militants communistes s’interrogent sur la place à donner aux coopératives avant et après la révolution espérée, notamment ceux des pays capitalistes développés qui connaissent une longue tradition coopérative. La toute nouvelle Internationale communiste, fondée en, 1919  à Moscou, sera le lieu de cette confrontation. Cependant, la relation du mouvement communiste face au mouvement coopératif n’a pas été de soi et a souvent été marquée par la méfiance voire l’hostilité.

 Dans le Bulletin communiste « organe [en langue française] du comité de la Troisième internationale » du 27 mai 1920, Miasnikov 1 publie un article sur La dictature du prolétariat et les coopératives. Il rappelle, après avoir dénoncé la politique de capitulation des mencheviques, que dès 1907, les bolcheviques de Moscou et Petrograd se battaient pour que « les magasins et les boulangeries soient organisés par les organes officiels des villes pour le bien commun et placés sous le contrôle de représentants ouvriers ». Dans des usines des résolutions votées indiquaient alors que « bien que nous reconnaissions que l’affermissement du mouvement politique soit la tâche principale du moment, nous mettons en garde contre l’emballement pour les coopératives de consommation. Nous sommes contre leur fondation dans des endroits où il n’y a pas de mouvement de masse en leur faveur ». Selon Miasnikov, le mouvement coopératif d’avant 1917 était en fait « la dernière forteresse de la réaction » et qu’il convenait par conséquent de le subordonner au nouveau pouvoir soviétique. C’est la lecture qu’il fait du décret du 11 avril 1918 que Lénine évoque plus haut. Cependant il reconnaît qu’il fallait trouver un « modus vivendi pour les organes coopératifs » car « avant tout un organe si fort et si éprouvé de la répartition des biens économiques tel que les coopératives de consommation devaient être nécessairement utilisées pour la reconstruction socialiste du pays ». Il se félicite du décret 20 mars 1919, qui selon lui, procède à « l’incorporation du mouvement coopératif aux institutions officielles prolétariennes générales » même s’il persiste à caractériser les coopératives comme la troisième forme du mouvement ouvrier aux côtés des syndicats et des partis.

Deux mois plus tard, le Bulletin communiste publie un autre article sur Les Coopératives de consommation signé Krestinsky 2. Dans son historique du mouvement coopératif, Krestinsky constate qu’avant la révolution de Février, les coopératives étaient dominées par la petit-bourgeoisie qui y trouvait un moyen de survivre économiquement et qu’après la révolution de Février, elles se rangent aux côtés du gouvernement provisoire. En dépit de ces limites (quoique qu’il pointe l’existence limitée de coopératives ouvrières indépendantes), il conclut que les coopératives sont devenues « une force » que l’on ne pouvait pas ignorer au lendemain de la révolution d’Octobre et « c’est pourquoi, malgré l’hostilité qui s’était créée entre nous et les couches supérieures de la coopération, nous n’avons pas hésité à préférer l’appareil de la coopération à celui du commerce privé » ajoute-t-il. Revenant sur le décret d’avril 1918, qu’il reconnaît être un compromis, il note que celui-ci interdit aux coopératives d’élire dans leur conseil d’administration des commerçants ou des dirigeants d’entreprises privées et que celles-ci sont exemptées de l’impôt sur les sociétés car il « était important pour nous que la coopération cessât d’être le regroupement libre d’un nombre relativement faible d’individus. Nous voulions arriver à ce qu’elle embrassait toute la population de la Russie soviétiste ». Après ce décret, les coopératives restent donc indépendantes de l’État et entretiennent avec lui des relations contractuelles relatives à l’approvisionnement. Leur adhésion n’est pas obligatoire mais elles doivent desservir toute la population. Le numéro 25 du Bulletin communiste du 16 juin 1921 revient encore sur la question des coopératives et publie un article sur Le pouvoir des soviets et les coopératives signé Kramarov. Celui-ci comme les contributeurs précédant soulignent l’importance du mouvement coopératif, mais qui en raison de son hostilité à l’égard pouvoir des soviets, devait être mis « hors d’état de nuire politiquement ». Pourtant, malgré cet objectif, constate Kramarov, « il a fallu faire des coopératives un des principaux points d’appui du régime ». Quoique qualifiées de contre-révolutionnaires, il explique qu’ « elles ont reçu la charge de repartir parmi la population les entrées alimentaires… ».

Au  3e congrès de l’Internationale communiste (1921), le congrès vote des « Thèses sur l’action des communistes dans les coopératives ». Les coopératives existantes dans les pays capitalistes y sont considérées comme « subordonnées à la politique de la bourgeoisie impérialiste », dépendance dissimulée derrière leur « apolitisme » et leur « réformisme ». Par conséquent, elles ne peuvent « à aucun  degré servir les buts révolutionnaires du prolétariat ». « Seule la coopérative ouvrière dans les villes et dans les campagnes » peut se ranger au côté du prolétariat. En dépit de ces sévères caractérisations, les thèses préconisent que les communistes fassent « de la coopération un instrument de lutte de classe pour la révolution sans détacher les diverses coopératives de leur groupement central (souligné par nous) ». Outre l’activité générale des communistes dans le mouvement coopératif, le point 5 des Thèses recommande de « créer des relations non seulement de pensée, d’organisation, mais encore d’affaires entre les coopératives ouvrières de différents pays ». Le point 7 conclut que les communistes doivent « doivent continuer de travailler énergiquement à propager l’idée de la coopération, des groupements de coopératives, en un instrument de lutte de classes et à forme un front unique ouvrier avec les syndicats révolutionnaires ».  Le congrès décide de créer une section coopérative dans l’Internationale pour coordonner les activités dans différents pays et notamment « mener la lutte pour la remise aux coopératives de la répartition des vivres et des objets de consommation dans tout État (souligné par nous)» et dernier point conclusif « favoriser l’établissement de rapports commerciaux et financiers internationaux entre coopératives ouvrières et organiser leur production commune ». En 1922, à la veille du 4e congrès de l’IC, une conférence de six jours « des coopérateurs communistes » de 20 pays différents est organisée début novembre 1922. V.N. Meshcheriakov, communiste russe, est rapporteur de la « section coopérative » de l’IC. Il constate en ouverture que « le mouvement coopératif est une des plus puissantes formes du mouvement ouvrier… ». Cependant, la coopération était restée sur le terrain économique et par conséquent « n’attirait pas l’attention des éléments révolutionnaires », une situation « fort bien exploitée par les social-traites de toutes nuances et tout acabit ». L’expérience de la révolution d’Octobre illustre selon lui les conséquences de cette inattention. Le parti bolchevique a négligé la question des coopératives considérant la direction de ce secteur comme petite-bourgeoise. Cette erreur a eu comme conséquence, au moment de la guerre civile, de laisser le secteur coopératif aux mains de forces contre-révolutionnaires et ainsi de faciliter le sabotage de la production et de la distribution. Sur la base de l’expérience russe, le congrès mondial devait donc recommander que chaque parti communiste implante des cellules dans les coopératives de leur pays afin de les orienter sur la ligne de leur parti. Le contrôle des coopératives, avant toute transformation révolutionnaire, était selon lui indispensable : voilà ce que l’expérience russe enseignait.

En effet le prolétariat « n’ayant pas mis, préalablement [à la révolution]  la main sur la coopération » le nouveau pouvoir soviétique  connaît d’énormes difficultés à organiser l’organisation de l’approvisionnement et de l’échange. « Or la main mise sur la coopération ne peut se produire en un seul coup ». Il faut donc que, dès maintenant et bien avant la prise du pouvoir, les communistes « s’emparent[nt] de cette citadelle ». Mais le mouvement communiste international ne se préoccupe pas assez de cette question notamment en France où « tout y va de la débandade ».  La plupart des membres du PCF ne sont pas membres de coopératives et ceux qui y sont engagés mènent des orientations contradictoires. En Allemagne, par contre souligne le rapporteur, le parti est réellement investi dans les coopératives. Il édite Le coopérateur communiste dédié à cette question et plus généralement sa presse, contrairement à l’Humanité, publie de nombreux suppléments sur les coopératives. Pour Meshcheriakov, le renforcement de l’activité dans le mouvement coopératif passe par le développement de la section coopérative de l’Internationale et la coordination de ses sections nationales entre deux conférences internationales.

Une discorde française

À l’issue du rapport, le délégué français Lauridan 3 prend la parole pour défendre l’activité du PCF dans le mouvement coopératif et souligne le caractère trop général de la résolution proposée qui n’aborde pas la question des coopératives de production. Il ajoute, après de nombreuses considérations sur le mouvement coopératif qui s’apparentent à des précautions oratoires, que dans le nord de la France, les communistes sont investis et même majoritaires dans les coopératives à Tourcoing, Halluin ou Marcq-en-Barœul. À Roubaix, ils animent une coopérative dissidente des « réformistes », propriétaire de « 1 000 mètres carrés, de fours de boulangerie, d’un magasin de charbon, de café et de salle de réunion et de musique ». Il insiste sur l’existence  des coopératives agricoles « syndicats de petits fermiers, des métayers qui s’assemblent parfois avec des petits propriétaires » et « entrer dans ces coopératives est une nécessité » car « parce que dans ces instants de la vie en commun peut faire pénétrer dans le cerveau individualiste des paysans cette idée d’une société nouvelle qui doit faire disparaître d’individualisme de la société actuelle ». Concernant les coopératives de production qu’il condamne comme illusoires, il mentionne cependant la coopérative de tissus « La solidarité ouvrière » qui existe depuis des années à Tourcoing.  Enfin il aborde la question des coopératives de reconstruction dans une région dévastée par la guerre et en défend l’idée car « on doit parler de la socialisation des logements : on peut trouver une formule qui empêche les ouvriers locataires de se dresser contre les ouvriers propriétaires de bicoques ».


En contre-point de cette intervention,  Arthur Henriet 4, un autre délégué français,  s’insurge contre les dangers que font courir les coopératives de production où « les camarades qui s’en occupent sont presque totalement perdus pour la cause révolutionnaire ». Il dénonce le « rêve » de Charles Gide même s’il reconnaît que « la valeur des coopératives est indiscutable ». Mais elles ne peuvent déployer toute leur force qu’après la révolution. Ainsi par exemple « la NEP que l’on aurait peut-être pu éviter si au lieu d’être obligés de détruire la coopération dont on n’avait pas compris le rôle dans l’organisation sociale, on avait su se servir de cette coopération » : les véritables tâches de la coopération étant alors renvoyées après la rupture révolutionnaire. En effet celles-ci ne peuvent pas vraiment jouer un rôle dans la transformation sociale mais sont essentielles en tant que nouveaux organes de gestion post-révolution. D’où l’importance pour les communistes d’y être présents et de les contrôler. On devine derrière ce bref échange dont rend compte le Bulletin communiste que des débats agitent alors le PCF sur la question des coopératives. Il serait utile d’y revenir plus en détail.

Tous ces débats et ces pratiques qui ont agité les années 1917-1924 sur la question des coopératives restent une source de réflexion pour les autogestionnaires. On ne bâtit rien sur rien.

 

  1. Gabriel Miasnikov (1889-1945), ouvrier bolchevique, il s’opposera à la NEP, refuse de participer à l’attaque de la garnison de Cronstadt en 1921 et sera exclu du parti bolchevique en 1922, et rejoint un parti oppositionnel, le Groupe des ouvriers du parti communiste russe. Il est fusillé en 1945 à Moscou. ↩
  2. Nikolaï Krestinski (1883-1938), avocat bolchevique, après avoir rejoint l’Opposition de gauche, il s’aligne sur Staline et sera exécuté en 1938. ↩
  3. Henri Lauridan (1885-1963), fonctionnaire municipal, puis journaliste, secrétaire général (1920-1921) puis secrétaire (1922) de l’Union départementale CGT du Nord ; exclu du PC en 1923, militant à partir de 1926 d’organisations fascistes. ↩
  4. Arthur Henriet (1866-1954), artisan vannier ; anarchiste puis communiste, administrateur de la coopérative « La Bellevilloise »,  député communiste (1924-1928). En 1925, il est gérant du Coopérateur, « organe mensuel de la Fédération nationale des cercles de coopérateurs révolutionnaires ». ↩
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