Pour un communisme libéral – Dominique Pelbois

Pour un communisme libéral – Dominique Pelbois

Avec ce titre pour le moins surprenant, Dominique Pelbois nous livre ici un texte d’une richesse extraordinaire au moment où la crise financière apparaît comme étant celle de notre système économique tout entier, crise qui pose avec acuité la question de l’après-capitalisme. S’inspirant, entre autres, de diverses citations de Karl Marx, celui-ci décrit et propose une société d’appropriation collective du capital qui évite un centralisme étouffant toute initiative, d’où cette mention du qualificatif « libéral » apposé à celui de « communisme ».

Selon cet auteur, une des clés de l’appropriation privée du capital réside dans son chiffrage en tant que stock (notamment dans les bilans de société). Il y oppose donc une restauration de la valeur d’usage au détriment de la valeur d’échange : ce qui nous importe n’est pas de posséder un logement, une machine de production ou encore du savoir-faire mais d’en disposer, d’en jouir. N’est-il pas plus important pour une société d’avoir la certitude que tout le monde soit correctement logé plutôt que de promouvoir l’accession à la propriété ? N’est-il pas fondamental que nous puissions, en tant que particulier ou entreprise, avoir la garantie d’accéder à des services plutôt que d’être propriétaire d’objets dont la seule finalité est leur usage et non leur possession en tant que telle ?

C’est ainsi que le « communisme libéral » prône l’impossibilité pour une entreprise qui fabrique un bien de longue durée d’utilisation de le vendre : elle ne pourra que le mettre à disposition, le louer. Ainsi, une entreprise utilisant une machine de production n’achètera plus celle-ci mais la louera à son fabricant. Cette pratique comporte plusieurs avantages. Le premier serait de résoudre les questions de financement et d’endettement des agents économiques : il n’y aurait plus besoin de contracter des emprunts bancaires puisque les biens ne sont plus cessibles mais mis à disposition sous contrat de location. Nous reviendrons sur cette question. Un autre est d’établir un lien permanent qui relie les clients aux entreprises. Dans nos économies capitalistes, les biens de longue durée d’utilisation ne sont achetés qu’épisodiquement, à quelques années d’intervalle. En louant ceux-ci, le client entretient une relation commerciale permanente avec son fournisseur, ce qui, comme nous allons le voir, a une implication en terme de « projet de démocratie économique » (sous-titre de ce livre).

Dominique Pelbois revient sur ce qui devrait logiquement justifier la production. Alors qu’en régime capitaliste, la production ne trouve sa source que dans la mise en valeur du capital, celle-ci devrait, au contraire, n’être justifiée que par la valeur d’usage que les individus en retirent. C’est ainsi que l’auteur estime que les entreprises vendant aux ménages devraient être prioritairement dirigées par les clients de celle-ci et secondairement par ses travailleurs (sur la base d’une clé de répartition qui reste d’ailleurs discutable). Comme les clients de l’entreprise entretiennent une relation permanente avec l’entreprise (sous forme d’achats de produits de courte durée d’utilisation, de locations de produits de longue durée d’utilisation ou encore d’abonnements à des services), il est possible de les identifier et mieux, ceux-ci ont tout intérêt à participer à la vie de l’entreprise afin d’obtenir le meilleur service possible.

Il généralise ensuite cette logique sur l’ensemble de la chaîne de production : toute entreprise est co-dirigée par ses clients et ses travailleurs, ce qui signifie que chaque entreprise contrôle ses fournisseurs et est donc en mesure de faire valoir ses besoins. Ainsi par exemple, les clients d’un magasin d’alimentation vont pouvoir exiger que les produits soient de bonne qualité, qu’ils ne contiennent pas de composants chimiques altérant la santé et plus généralement, qu’il y ait une bonne information les concernant. Cette exigence sera donc prise en compte par la direction élue de l’établissement qui aura alors un pouvoir sur les fournisseurs de ce magasin (en tant qu’électeur-clients), ce qui leur permettra d’obtenir de façon effective les produits demandés par les consommateurs. De même, ces fournisseurs qui peuvent être des exploitations agricoles ou des industries agro-alimentaires auront ainsi les moyens d’obtenir des outils de bonne qualité et surtout des intrants conformes aux desiderata des consommateurs finaux. On obtient ainsi ce que Dominique Pelbois appelle une « planification spontanée » qui rompt fondamentalement avec les expériences de socialisme étatique que nous avons pu connaître par le passé. L’origine de cette planification est alors le besoin, la valeur d’usage définie par les individus eux-mêmes et non plus par une administration centralisée qui doit recourir à de nombreuses enquêtes auprès des consommateurs pour deviner leurs besoins à venir (ce qui correspond d’ailleurs aux pratiques marketing des entreprises capitalistes). Nous avons là la source d’une relocalisation effective de l’économie, grâce à des pratiques de proximité qui ne sont pas sans nous rappeler les derniers développements de l’économie sociale et solidaire (notamment les AMAP , les différents magasins de commerce équitable et/ou d’agriculture biologique et au-delà des formes juridiques utilisées, le mode de dialogue et d’échange entre ses différents partenaires).

Par un tel système, Dominique Pelbois estime à juste titre que ces assemblées générales d’entreprises sont alors en mesure d’absorber et d’intégrer le marché. Le rôle de l’entreprise n’est alors plus de conquérir des marchés pour valoriser le capital investi mais de répondre aux besoins des individus, besoins qui s’expriment dans les assemblées générales et mis en œuvre par une direction élue par les clients et travailleurs de l’entreprise. De ce fait, les entreprises ne cherchent plus à se concurrencer. Il ne sert plus à rien de « gagner des parts de marché » et les entreprises d’une même activité sont alors amenées naturellement à coopérer entre elles, à échanger des informations et des savoir-faire afin de toujours mieux servir les usagers. On peut donc raisonnablement imaginer que les campagnes incessantes et parasitaires de publicité que nous subissons actuellement disparaîtront avec cette nouvelle organisation économique. Ce livre entrevoit ainsi l’hypothèse d’une société dans laquelle les entreprises deviendront de véritables services publics.

On peut néanmoins s’interroger sur la façon d’aborder la question du financement. Ce n’est pas parce que l’entreprise ne peut plus vendre un bien destiné à une utilisation de longue durée que nous aurions résolu la question du capital. Celui-ci reste un stock et nécessite une production, un travail effectué en vue d’une utilisation future. En décidant que les entreprises ne peuvent plus vendre ces biens mais seulement les louer, on ne fait que déplacer le problème : la propriété du capital se loge tout simplement à un niveau supérieur : celui de la production. Même s’il n’y a plus réellement de propriété définie de l’entreprise, celle-ci reste contrôlée par ses clients et ses travailleurs. Les clients peuvent effectivement accepter de payer plus chers les services pour réaliser de nouveaux investissements, mais on peut raisonnablement estimer qu’ils le feront pour eux et non pour de nouveaux venus. Prenons l’exemple d’une entreprise de construction immobilière qui devient donc aussi une régie immobilière louant ses biens. Étant dirigée par ses clients et travailleurs, quel est son intérêt à augmenter le parc de logement ? Ne sera-t-elle pas plutôt encline à louer à bas prix et à améliorer l’habitat utilisé et existant que d’augmenter les loyers pour financer la construction de nouveaux logements ?

Dominique Pelbois argumente que le « communisme libéral » ne peut s’épanouir que dans une société dans laquelle l’accumulation de capital a déjà été réalisée, ce qui constitue un propos assez raisonnable (et qui correspond à une vision marxienne de l’évolution de la société). Il n’en reste pas moins vrai que cela laisse entière la question de la poursuite des investissements. Dans le même ordre d’idée, ces entreprises sont dirigées par les clients et les travailleurs de celles-ci au prorata de leurs flux d’achats et de salaires, ce qui permet de dépasser d’une façon très novatrice les formes coopératives d’entreprise : il n’en reste pas moins vrai que la part coopérative reste un véhicule pratique d’investissement. Il est d’ailleurs surprenant de voir que Dominique Pelbois ne fait que très peu référence à l’histoire du mouvement coopératif et de ses impasses et dérives qui s’expliquent souvent pour ces mêmes raisons : la collectivisation du capital réalisée dans les coopératives reste privée à ses seuls membres. Même si l’adhésion à une coopérative reste ouverte, les membres présents n’ont pas forcément intérêt à investir pour un futur qui leur échappe et parfois se protègent en renouant avec des formes capitalistes de gestion de l’investissement (création de filiales, ouverture à des capitaux extérieurs cherchant rémunération, etc…). Cette absence de prise en compte de la contrainte de l’investissement explique que la transition envisagée par l’auteur (son projet de démo-domaine) est étonnamment similaire, quoique plus radicale dans son engagement, à celle du mouvement coopératif, c’est-à-dire une transition pacifique et progressive de la société vers le « communisme libéral » ou la coopération.

Cette objection n’est cependant pas rédhibitoire quant à l’intérêt principal de ce livre : la construction d’une « planification spontanée » qui abolit de facto le marché. Il nous faut simplement envisager l’appropriation collective de la totalité du secteur bancaire et financier capable de répondre (par création monétaire et épargne d’espèces monétaires privée et/ou publique alimentée par l’impôt) au financement des immobilisations et à l’amorçage de nouvelles entreprises. Malgré cette divergence fondamentale, il n’en reste pas moins vrai que, dans le contexte de la crise économique majeure de notre système capitaliste, la perspective d’une économie fondée sur la demande et non sur l’offre, la possibilité d’un dépassement du marché par une « planification spontanée » et décentralisée sont des enjeux politiques majeurs. Il est d’ailleurs fort intéressant de constater que sa solution est fondée sur une alliance des producteurs et des consommateurs, alliance qui est un des traits caractéristiques du mouvement altermondialiste et des combats actuels pour la défense et l’extension des services publics.

La lecture de ce livre, au demeurant particulièrement agréable et riche en références bibliographiques et en exemples concrets de ce que pourrait bien être cette société future, est aujourd’hui indispensable. Un grand merci à son auteur qui contribue ainsi de façon très innovante au dépassement du capitalisme et à la réalisation d’une société réconciliée avec elle-même et la nature.