“El Diario del centro del país”: success story d’une entreprise récupérée argentine

“El Diario del centro del país”: success story d’une entreprise récupérée argentine

De pauvres ouvriers remettant en route des usines désaffectées pour subsister face à la crise : telle est la vision misérabiliste assez largement répandue des entreprises récupérées argentines, y compris chez certains militants taxant volontiers ces expériences d’auto-exploitation. C’est une toute autre vision du phénomène qu’offre « El Diario del centro del país », journal local de la petite ville de Villa María, récupéré en plein cœur du séisme économique de 2001. Récit d’une expérience autogestionnaire exemplaire à tous points de vue.

 

 

Une victoire syndicale

L’histoire commence au début des années 2000, dans la province de Córdoba. Deuxième région industrielle du pays, celle-ci n’est pas épargnée par la crise ni par ses répercussions sociales. Plusieurs expériences de récupération d’entreprises sont ainsi intervenues dès 2001, dont celle du prestigieux journal El Diario. Comme de nombreuses entreprises, la maison d’éditions Ctalamochita, propriétaire du journal, n’était plus capable de faire face à sa politique d’endettement. A partir de l’année 2000, elle a commencé à accumuler des dettes auprès de l’administration fiscale (AFIP), des « œuvres sociales » des syndicats de la presse et de l’industrie graphique 1, et surtout des travailleurs, qui ont dû supporter plusieurs mois de salaires impayés. Sous la houlette de leur syndicat, l’un des plus combattifs du pays, ces derniers ont engagé un véritable bras de fer avec la direction : grèves, blocages routiers, roulements de tambour au Ministère du Travail et au Tribunal de Córdoba, occupation des locaux et délogement par la police…

Dépassés par le conflit et à deux doigts de la faillite, les patrons finissent, après plusieurs tentatives de fermeture et de « vidage » de l’entreprise, par signer un accord avec les syndicats, la justice et les trente-trois travailleurs, réunis en coopérative. Ces derniers obtiennent la cession de la marque, du mobilier, du carnet de clients et du système informatique ; tandis que la rotative, cédée aux œuvres sociales, leur est restituée à travers un commodat à durée illimitée. La récupération est donc le fruit d’une victoire syndicale, qui a permis de transférer la propriété du journal aux travailleurs avant la faillite : cela a permis à la coopérative d’éviter le long labyrinthe juridique auquel ont dû faire face la plupart des entreprises récupérées à cette époque, et de plus rapidement remonter la barre.

Une ascension économique rapide

Les premières heures de la coopérative “Comunicar” (« Communiquer ») n’ont pas été faciles pour autant. En effet, les anciens patrons ont perdu le bâtiment du journal par hypothèque peu avant la récupération, ce qui a contraint les travailleurs à produire de façon artisanale dans un premier temps, puis à louer un local avec le peu de ressources tirées de leurs ventes. Les premiers salaires étaient misérables, de l’ordre de 40 pesos par mois, et beaucoup en ont encore les larmes aux yeux lorsqu’ils évoquent cette période où ils ont dû se battre pour parvenir à nourrir leur famille. Comme dans toutes les entreprises récupérées, la solution coopérative a donc été vécue comme la seule alternative face à une situation d’extrême nécessité 2.

La coopérative a néanmoins connu une ascension économique particulièrement impressionnante : dix ans après la récupération, les ventes ont triplé par rapport à l’époque des anciens patrons et se sont étendues à plusieurs villes de la province ! Cela s’explique par un fort soutien de la population locale et régionale à l’expérience, tandis que la majorité des périodiques ont vu leurs ventes diminuer dans la même période. El Diario est plébiscité comme le journal des villamarienses, grâce à son fort ancrage historique, et à son engagement récent dans la vie locale, que ce soit par l’organisation d’événements ou la diffusion des débats et interrogations des habitants dans ses pages. Cela a permis aux travailleurs de doubler leurs salaires et sortir ainsi de la précarité. Mais la coopérative a également réalisé d’importants investissements, en se portant acquéreuse de deux nouvelles rotatives importées des Etats-Unis, et surtout d’un vaste local en plein centre ville.

Un modèle d’autogestion

Ce sont les problématiques humaines plutôt qu’économiques qui sont citées comme la première source de difficultés. En effet, la coopérative reste un espace conflictuel : si les différences de sensibilités peuvent être mises entre parenthèses dans la lutte pour la récupération, celles-ci deviennent plus importantes lorsqu’il s’agit de décider des orientations de l’entreprise. Du « groupe des huit » travailleurs à l’origine de la récupération, seuls deux ont été élus au premier conseil d’administration de la coopérative, provoquant le départ de trois associés. Depuis, des tensions subsistent, mêlant sensibilités politiques (entre les syndicalistes critiques du kirchnérisme, et les modérés « officialistes ») et affinités humaines.

Mais les travailleurs sont très conscients de l’importance de la gestion des conflits, ce qui les a conduit à développer un fonctionnement coopératif assez exemplaire. Le conseil d’administration, composé de neuf membres, est élu parmi l’ensemble des associés plutôt que par listes, pour éviter d’entretenir les divisions internes. Cela a permis que la totalité des associés aient à ce jour déjà occupé une fonction de direction au sein de la coopérative, une rotation des charges saluée comme un gage de formation et d’émancipation. Deux délégués syndicaux sont également élus au conseil d’administration et chargés d’y faire remonter les revendications des travailleurs. De son côté, le CA fait preuve d’une entière transparence dans ses décisions, dont les comptes-rendus sont affichés et disponibles sur l’intranet du journal. Par ailleurs, des « réunions de vivre-ensemble » ont lieu tous les quinze jours ou tous les mois, réunissant l’ensemble des associés, dont le but est de développer un espace de réflexion et de dialogue pour résoudre ensemble les questions d’intérêt commun ; celles-ci ont la même valeur qu’une assemblée générale sans sa lourdeur administrative.

Un engagement politique assumé

L’exemplarité de la coopérative ne tient pas qu’à son fonctionnement autogestionnaire, mais aussi à son engagement politique assumé.

En interne, il est assez remarquable d’observer l’alliance entre les travailleurs intellectuels que sont les journalistes et les travailleurs manuels de la presse, matérialisée par le face à face entre salles de rédaction et atelier dans le nouveau bâtiment 3. Tandis que dans de nombreuses entreprises récupérées, les ouvriers sont restés seuls à devoir assurer l’intégralité de la production, ici tous les travailleurs se sont serrés les coudes et se sont même rapprochés par rapport à l’ère patronale : en effet, la division du travail est remise en cause, du fait que les travailleurs assument de nouvelles responsabilités. Par ailleurs, la formation est très valorisée : les ouvriers de la presse ont ainsi appris à mieux utiliser les rotatives pour réduire la consommation d’encre et améliorer la qualité d’impression, des dispositions ont été prises en matière d’hygiène et de sécurité…

Mais l’engagement de la coopérative se ressent également dans sa ligne éditoriale, le journal ayant affiché son opposition à la guerre en Irak ou encore à la Zone de Libre-Echange des Amériques. Il se veut un espace de débat, en ouvrant ses pages aux luttes sociales et politiques locales, mais aussi en organisant des conférences et formations, une salle ayant été prévue spécialement pour ce type d’événements dans le nouveau bâtiment. Grâce au soutien de la municipalité, celui-ci a également été conçu pour être le premier « journal-école » du pays, permettant à des étudiants d’assister à l’intégralité du processus de production d’un journal, des tâches journalistiques aux tâches graphiques, avec une ouverture possible à d’autres types de médias.

Enfin, le journal s’est approprié les valeurs du mouvement coopératif, dont le drapeau flotte à l’entrée du bâtiment. La coopérative a ainsi appuyé d’autres expériences de récupération d’entreprise dans la ville de Villa María, et organisé des réunions régulières entre coopératives locales, en particulier lors des années consécutives à la crise. Il a également participé à la création d’une fédération nationale des journaux coopératifs argentins, très engagée dans le combat contre les grands monopoles de la presse nationale.

 

  1. Le système de protection sociale argentin est géré par les syndicats à travers des « œuvres sociales » (organismes de santé, de retraite, etc.).
  2. Voir l’article « Récupérer son entreprise : une nécessité extrême ? » sur http://blogs.mediapart.fr/blog/baptiste-bloch/041110/recuperer-son-entre...
  3. Ce n’est pas le cas de l’autre journal récupéré de Córdoba, Comercio y Justicia, dans lequel les fonctions de direction sont réservées aux journalistes et la communication très limitée entre la rédaction, située à l’étage, et l’atelier, situé dans un hangar adjacent.