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Correspondance Castoriadis - Pannekoek (1953-1954), deuxième lettre: Réponse au camarade Pannekoek

Castoriadis souligne son accord avec Pannekoek sur la question de l'"autonomie de la classe ouvrière" et exprime son désaccord sur le rôle du parti révolutionnaire.

Votre lettre a procuré une grande satisfaction à tous les camarades du groupe ; satisfaction de voir notre travail apprécié par un camarade honoré comme vous l’êtes et qui a consacré toute une vie au prolétariat et au socialisme ; satisfaction de voir confirmée notre idée d’un accord profond entre vous et nous sur les points fondamentaux ; satisfaction enfin de pouvoir discuter avec vous et d’enrichir notre revue avec cette discussion. 

Avant de discuter les deux points auxquels est consacrée votre lettre (nature de la révolution russe, conception et rôle du parti), je voudrais souligner les points sur lesquels porte notre accord : autonomie de la classe ouvrière en tant à la fois que moyen et que but de son action historique, pouvoir total du prolétariat sur le plan économique et politique comme seul contenu concret du socialisme. Je voudrais d’ailleurs à ce propos dissiper un malentendu. Il n’est pas exact que nous restreignions “l’activité de ces organismes (soviétiques) à l’organisation du travail dans les usines après la prise du pouvoir...”. Nous pensons que l’activité des organismes soviétiques - ou Conseils d’ouvriers - après la prise du pouvoir s’étendra à l’organisation totale de la vie sociale, c’est-à-dire qu’aussi longtemps qu’il y aura besoin d’un organisme de pouvoir, son rôle sera rempli par les Conseils d’ouvriers. Il n’est pas exact non plus que nous ne pensions à un rôle quelconque des Conseils que pour la période suivant la “prise du pouvoir”. A la fois, l’expérience historique et la réflexion montrent que les Conseils ne pourraient pas être des organismes exprimant véritablement la classe s’ils étaient créés pour ainsi dire par décret le lendemain d’une révolution victorieuse, qu’ils ne seront quelque chose que s’ils sont créés spontanément par un mouvement profond de la classe, donc avant la “prise du pouvoir” ; et s’il en est ainsi, il est évident qu’ils joueront un rôle primordial pendant toute la période révolutionnaire, dont le début est précisément marqué (comme je le disais dans mon texte sur le parti du n° 10) par la constitution des organismes autonomes des masses. 

Là où par contre il y a, en effet, une réelle différence d’opinion entre nous, c’est sur la question de savoir si, pendant cette période révolutionnaire, ces Conseils sont le seul organisme qui joue un rôle effectif dans la conduite de la révolution, et, dans une moindre mesure, quel est le rôle et la tâche des militants révolutionnaires d’ici là. C’est-à-dire, la “question du parti”.

Vous dites “pour conquérir le pouvoir nous n’avons que faire d’un « parti révolutionnaireprenant la direction de la révolution prolétarienne”. Et plus loin, après avoir rappelé à juste titre qu’il y a, à côté de nous, une demi-douzaine d’autres partis ou groupes qui se réclament de la classe ouvrière, vous ajoutez : “Pour qu’elles (les masses dans leurs Conseils) se décident de la meilleure manière possible, elles doivent être éclairées par des avis bien considérés et venant du plus grand nombre de côtés possible.” Je crains que cette vue de la chose ne corresponde en rien aux traits à la fois les plus aveuglants et les plus profonds de la situation actuelle et prévisible de la classe ouvrière. Car ces autres partis et groupes dont vous parlez ne représentent pas simplement des opinions différentes sur la meilleure manière de faire la révolution, et les séances des Conseils ne seront pas des calmes réunions de réflexion où, après avis de ses divers conseillers (les représentants des groupes et partis), la classe ouvrière se décidera à suivre telle voie plutôt que telle autre. Dès la constitution des organismes de la classe ouvrière, la lutte des classes sera transposée au sein même de ces organismes ; elle y sera transposée par les représentants de la plupart de ces “groupes ou partis” qui se réclament de la classe ouvrière mais qui, dans la plupart des cas, représentent les intérêts et l’idéologie de classes hostiles au prolétariat, comme les réformistes et les staliniens. Même s’ils ne s’y trouvent pas sous leur forme actuelle, ceux-ci s’y trouveront sous une autre, soyons-en sûrs. Selon toute vraisemblance, ils auront au départ une position prédominante. Et toute 1’expérience des vingt dernières années - de la guerre d’Espagne, de l’Occupation et jusques et y compris l’expérience de la moindre réunion syndicale actuellement - nous enseigne que des militants qui ont nos opinions devront conquérir par la lutte même le droit à la parole au sein de ces organismes.

L’intensification de la lutte des classes pendant la période révolutionnaire prendra inévitablement la forme de l’intensification de la lutte des diverses fractions au sein des organismes de masse. Dans ces conditions, dire qu’une organisation révolutionnaire d’avant-garde se bornera à “éclairer par des avis bien considérés” les Conseils est, je crois, ce qu’on appelle en anglais un “understatement” (12). Après tout, si les Conseils de la période révolutionnaire s’avèrent être ces assemblées de sages où personne ne vient troubler le calme nécessaire à une réflexion bien pesée, nous serons les premiers à nous en féliciter ; nous nous sentons sûrs, en effet, que notre avis prévaudrait si les choses se passaient de cette manière. Mais ce n’est que dans ce cas que le “parti ou groupe” pourrait se limiter aux tâches que vous lui assignez. Et ce cas est de loin le plus improbable. La classe ouvrière qui formera ces Conseils ne sera pas une classe différente de celle qui existe aujourd’hui ; elle aura fait un énorme pas en avant, mais, pour reprendre une expression célèbre, elle portera encore sur les flancs les stigmates de la situation dont elle procède. Elle sera en surface dominée par des influences profondément hostiles, auxquelles au départ ne s’opposeront que sa volonté révolutionnaire encore confuse et une avant-garde minoritaire. Celle-ci devra par tous les moyens compatibles avec notre idée fondamentale de l’autonomie de la classe ouvrière agrandir et approfondir son influence sur les Conseils, gagner à son programme la majorité. Elle aura peut-être même à agir avant ; que devra-t-elle faire si, représentant 45 % des Conseils, elle apprend qu’un parti néo-stalinien quelconque se prépare à prendre le pouvoir pour le lendemain ? Ne devra-t-elle pas tâcher de s’en emparer immédiatement ?

Je ne pense pas que vous soyez en désaccord avec tout cela ; je crois que ce que vous visez surtout dans vos critiques c’est l’idée du parti “direction révolutionnaire”. J’ai pourtant essayé d’expliquer que le parti ne pouvait pas être la direction de la classe, ni avant, ni après la révolution : ni avant, parce que la classe ne le suit pas et qu’il ne saurait diriger tout au plus qu’une minorité (et encore, la “diriger” dans un sens tout relatif : l’influencer par ses idées et son action exemplaire) ; ni après, car le pouvoir prolétarien ne peut pas être le pouvoir du parti, mais le pouvoir de la classe dans ses organismes autonomes de masse. Le seul moment où le parti peut s’approcher d’un rôle de direction effective, de corps qui tâche d’imposer sa volonté même par la violence, peut être une certaine phase de la période révolutionnaire précédant immédiatement le dénouement de celle-ci ; des décisions pratiques importantes peuvent avoir à être prises ailleurs que dans les Conseils si les représentants d’organisations en fait contre-révolutionnaires y participent, le parti peut s’engager sous la pression des circonstances dans une action décisive même s’il n’est pas, dans les votes, suivi par la majorité de la classe. Le fait qu’en agissant ainsi, le parti n’agira pas comme un corps bureaucratique visant à imposer sa volonté à la classe, mais comme l’expression historique de la classe elle-même, dépend d’une série de facteurs, dont on peut discuter dans l’abstrait dès aujourd’hui, mais dont l’appréciation concrète ne pourra avoir lieu qu’à ce moment-là : quelle proportion de la classe est d’accord avec le programme du parti, quel est l’état idéologique du reste de la classe, où en est la lutte avec les tendances contre-révolutionnaires au sein des Conseils, quelles sont les perspectives ultérieures, etc. Dresser dès maintenant une série de règles de conduite pour les divers cas possibles serait sans doute puéril ; on peut être sûr que les seuls cas qui se présenteront seront les cas non prévus.

Il y a des camarades qui disent : tracer cette perspective c’est laisser la voie ouverte à une dégénérescence possible du parti dans le sens bureaucratique. La réponse est : ne pas la tracer, signifie accepter dès maintenant la défaite de la révolution ou la dégénérescence bureaucratique des Conseils, et ceci non plus comme une possibilité, mais comme une certitude. En fin de compte, refuser d’agir par peur qu’on ne se transforme en bureaucrate, me paraît aussi absurde que renoncer à penser par peur de se tromper. De même que la seule “garantie” contre l’erreur consiste dans l’exercice de la pensée lui-même, de même la seule “garantie” contre la bureaucratisation consiste dans une action permanente dans un sens antibureaucratique, en luttant contre la bureaucratie et en démontrant pratiquement qu’une organisation non bureaucratique de l’avant-garde est possible, et qu’elle peut organiser des rapports non bureaucratiques avec la classe. Car la bureaucratie ne naît pas de conceptions théoriques fausses, mais des nécessités propres de l’action ouvrière à une certaine étape de celle-ci, et c’est dans l’action qu’il s’agit de montrer que le prolétariat peut se passer de la bureaucratie. En fin de compte, rester surtout préoccupé par la peur de la bureaucratisation, c’est oublier que dans les conditions actuelles une organisation ne saurait acquérir une influence notable auprès des masses qu’à condition d’exprimer et de réaliser leurs aspirations antibureaucratiques ; c’est oublier qu’un groupe d’avant-garde ne pourra parvenir à une existence véritable qu’en se modelant perpétuellement sur ces aspirations des masses ; c’est oublier qu’il n’y a plus de place pour l’apparition d’une nouvelle organisation bureaucratique. L’échec permanent des tentatives trotskistes de recréer purement et simplement une organisation “bolchevique” trouve là sa cause la plus profonde.

Pour clore ces quelques réflexions, je ne pense pas non plus qu’on puisse dire que dans la période actuelle (et d’ici la révolution) la tâche d’un groupe d’avant-garde soit une tâche “théorique”. Je crois que cette tâche est aussi et surtout une tâche de lutte et d’organisation. Car la lutte de classe est permanente, à travers ses hauts et ses bas, et la maturation idéologique de la classe ouvrière se fait à travers cette lutte. Or le prolétariat et ses luttes sont actuellement dominés par les organisations (syndicats et partis) bureaucratiques, ce qui a comme résultat de rendre les luttes impossibles, de les dévier de leur but de classe ou de les conduire à la défaite. Une organisation d’avant-garde ne peut pas assister indifférente à ce spectacle, ni se borner à apparaître comme l’oiseau de Minerve à la tombée de la nuit, laissant choir de son bec des tracts expliquant aux ouvriers les raisons de leur défaite. Elle doit être capable d’intervenir dans ces luttes, combattre l’influence des organisations bureaucratiques, proposer aux ouvriers des modes d’action et d’organisation ; elle doit même parfois être capable de les imposer. Quinze ouvriers d’avant-garde résolus peuvent, dans certains cas, mettre en grève une usine de cinq mille, s’ils sont disposés à bousculer quelques bureaucrates staliniens - ce qui n’est ni théorique, ni même démocratique, ces bureaucrates étant toujours élus avec de confortables majorités par les ouvriers eux-mêmes.

 

Je voudrais avant de terminer cette réponse dire deux mots sur notre deuxième divergence, qui n’a à première vue qu’un caractère théorique : celle sur la nature de la révolution russe. Nous pensons que caractériser la révolution russe comme une révolution bourgeoise fait violence aux faits, aux idées et au langage. Que dans la révolution russe, il y ait eu plusieurs éléments d’une révolution bourgeoise - en particulier, la “réalisation des tâches bourgeoises-démocratiques” - a toujours été reconnu, et, longtemps avant la révolution même, Lénine et Trotsky en avaient fait la base de leur stratégie et tactique. Mais ces tâches, dans l’étape donnée du développement historique et la configuration des forces sociales en Russie, ne pouvaient être abordées que par la classe ouvrière qui, du même coup, ne pouvait que se poser des tâches essentiellement socialistes.

Vous dites : la participation des ouvriers ne suffit pas. Bien sûr ; dès qu’un combat devient un combat de masses les ouvriers y sont, car ils sont les masses. Mais le critère n’est pas là ; c’est de savoir si les ouvriers s’y trouvent comme la pure et simple infanterie de la bourgeoisie ou s’ils combattent pour leurs propres buts. Dans une révolution où les ouvriers se battent pour la “Liberté, l’Egalité, la Fraternité” - et quelle que soit la signification que subjectivement ils donnent à ces mots d’ordre - ils sont l’infanterie de la bourgeoisie. Lorsqu’ils se battent pour “Tout le pouvoir aux Soviets”, ils se battent pour le socialisme. Ce qui fait de la révolution russe une révolution prolétarienne, c’est que le prolétariat y est intervenu comme la force dominante avec son propre drapeau, son visage, ses revendications, ses moyens de lutte, ses propres formes d’organisation ; c’est que non seulement il a constitué des organismes de masse visant à s’approprier tout le pouvoir mais qu’il est passé de lui-même à l’expropriation des capitalistes et commença à réaliser la gestion ouvrière des usines. Tout cela fait à jamais de la révolution russe une révolution prolétarienne, quel qu’ait pu être son sort ultérieur - de même que ni ses faiblesses, ni sa confusion, ni sa défaite finale n’empêchent la Commune de Paris d’avoir été une révolution prolétarienne.

Cette divergence peut paraître à première vue théorique : je pense cependant qu’elle a une importance pratique dans la mesure où elle traduit une différence de méthodologie à propos d’un problème actuel par excellence : le problème de la bureaucratie. Le fait que la dégénérescence de la révolution russe n’a pas donné lieu à une restauration de la bourgeoisie mais à la formation d’une nouvelle couche exploiteuse, la bureaucratie ; que le régime qui porte cette couche, malgré son identité profonde avec le capitalisme (en tant que domination du travail mort sur le travail vivant), en diffère sous une foule d’aspects qu’on ne saurait négliger sans se refuser à y comprendre quoi que ce soit ; que cette même couche, depuis 1945, est en train d’étendre sa domination sur le monde ; qu’elle est représentée dans les pays d’Europe occidentale par des partis profondément enracinés dans la classe ouvrière - tout cela fait que nous pensons que se borner à dire que la révolution russe a été une révolution bourgeoise équivaut à fermer volontairement ses yeux devant les traits les plus importants de la situation mondiale d’aujourd’hui.

 

J’espère que cette discussion pourra se poursuivre et s’approfondir, et je crois inutile de vous répéter que nous accueillerons avec joie dans Socialisme ou Barbarie tout ce que vous voudrez bien nous envoyer. »

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