Expériences autogestionnaires en Belgique (2/2)

Expériences autogestionnaires en Belgique (2/2)

La Belgique a connu à l’hiver 60-61 un grève générale causée en partie par une politique de rigueur dans un contexte de dette publique élevée, et de décolonisation du Congo Belge. L’industrialisation Belge a été l’une des plus précoce, et le taux d’emploi industriel est l’un des plus élevé d’Europe à cette période. Pourtant, l’industrie Wallonne (acier, mines, textiles,…) décline : défaut d’investissement, perte de débouchés, chômage élevé. En Flandres, à l’inverse, les capitaux affluent depuis la fin de la seconde guerre mondiale, de nouvelles industries se développent, et donnent un poids croissant à la région. La grève générale aura des conséquences politiques, et débouchera sur une demande d’autonomie plus grande de la Wallonnie.

Cet article fait suite à la première partie qui a abordé deux expériences autogestionnaires, la société coopérative Les Textiles d’Ere, et La société coopérative L’Espérance.

 

1975. La société coopérative «Le balai libéré»

Au départ de l’aventure du Balai libéré, il y a la revendication de meilleures conditions de travail. Jusqu’en février 1975, la société de nettoyage ANIC effectuait en sous-traitance les travaux de nettoyage pour l’Université Catholique de Louvain sur le site de Louvain-La-Neuve (Ottignies). Un premier conflit éclate en novembre 1974. Les griefs des ouvrières sont nombreux. Elles sont payées 78 francs brut de l’heure alors que le tarif normal est de 102 francs. Les frais de déplacement ne sont pas remboursés et, lorsqu’elles cassent du matériel, elles encourent une amende. Elles ne bénéficient pas de vêtements de travail. Certaines travaillent pendant des mois sans être déclarées. Le patron interdit aux ouvrières de fréquenter les cafétérias de l’université ou d’adresser la parole aux «consommateurs». A cela s’ajoute, les brimades quotidiennes d’un brigadier particulièrement odieux, les traitant sans aucun respect.

Suite à une restriction budgétaire de l’UCL, le directeur de la société décide d’envoyer, sans aucune concertation, une vingtaine de travailleuses sur un chantier à Recogne en Ardenne, à 150 km de là.

Le 25 février 1975, les travailleuses se mettent en grève. Elles réfléchissent à l’utilité d’avoir un patron pour effectuer un travail qu’elles connaissent mieux que quiconque et après plusieurs jours de réflexion, adressent une lettre de licenciement à leur patron et à leur brigadier. «Réunies depuis une semaine dans des groupes de travail et en assemblée générale, les ouvrières de feu votre firme ont constaté ce qui suit : tout d’abord nous constatons après une étude approfondie de notre travail que nous pouvons parfaitement l’organiser entre nous. (…) Ensuite, nous découvrons que votre rôle principal a été de nous acheter notre force de travail à un prix négligeable pour la revendre à un prix d’or à l’UCL (…) Nous sommes au regret de vous signifier votre licenciement sur le champ pour motif grave contre vos ouvrières».8

Le 10 mars 1975, elles constituent une asbl «Le Balai Libéré» avec l’appui actif de la CSC du Brabant wallon. L’Institut Cardijn leur prête 50 000 francs et elles obtiennent le contrat de nettoyage de l’UCL. En 1978, l’asbl connaît des moments difficiles : un budget sous-évalué, trop d’investissement dans les machines, dans les produits. Elles doivent adopter un plan de crise : pas d’augmentation salariale, le chômage tournant, un jour sur cinq.

En juillet 1979, l’association se convertit en coopérative. La plupart des nettoyeuses et les 6 laveurs et laveuses de vitres prennent des parts dans la coopérative (3 000 francs). Des 35 personnes en 1975, elles sont 96 en 1980. Société de service, fonctionnant à partir d’un cahier de charge, l’investissement en machines et en produits est au départ réduit. Les travailleuses améliorent les conditions de travail : meilleure coordination, conception des horaires liés au transport en commun, aux contraintes de la vie, égalité dans les salaires et augmentation des salaires au barème du secteur, avantages sociaux (par exemple absence sans perte de salaire pour maladie d’un enfant).

Ce qui diffère dans l’entreprise autogérée, c’est le climat de solidarité entre travailleurs, même si des difficultés tant externes qu’internes existent. Externes, comme le fait que l’université est un client difficile, qui joue parfois le patron ou comme le fait que beaucoup sur le site veulent jouer les petits chefs. Internes, comme, par exemple, que les laveurs de vitre se sentent parfois en minorité ou que ce sont souvent les mêmes ouvrières qui s’investissent dans le projet pour le mener à bien.

L’auto organisation est à surveiller de près pour éviter que renaissent les chefs. La dispersion des équipes de travail sur le site pose un problème de communication et favorise les faux bruits. Parfois, la conscience professionnelle n’est pas au rendez-vous. La profession de nettoyeuse se situe en bas de l’échelle sociale et beaucoup le vivent avec un sentiment d’infériorité : «on ne choisit pas d’être nettoyeuse ». Paradoxalement, elles travaillent dans un milieu privilégié, des intellectuels, qui acceptent aussi difficilement de les considérer à égalité.

Les travailleuses du Balai libéré vivent une révolution culturelle du rapport au travail avec le passage d’un système basée sur l’obéissance, une hiérarchie très forte, peu d’investissement personnel et exécution des ordres, vers un mode d’organisation et de décision, responsable et coopératif. L’autogestion ne supprime pas les conflits mais oblige à les gérer de manière à ce que tout le monde reste impliqué. Leur formation de base est faible. La majorité possède le niveau d’études primaires, certaines ont les moyennes professionnelles et quelques-unes ont obtenu leur diplôme de coiffure. Elles sont belges, italiennes, espagnoles, turques ou marocaines. Elles s’investissent dans la gestion de la coopérative, les budgets et les plans d’investissement ou dans l’animation. Certaines suivent des cours de secouriste. Elles prennent la parole, représentent l’entreprise dans des colloques, en Belgique et à l’étranger, devant les médias et accompagnent des étudiants dans leur mémoire.

Le travail autogéré a des répercussions sur toute la vie, même en dehors de l’entreprise. Lutte de travailleuses, c’est aussi une lutte de femmes. Ouvrière en autogestion le jour, elles doivent assumer leur rôle traditionnel à la maison ! Toutes ne le vivent pas de la même façon et ne trouvent pas nécessairement le soutien pour faire cette petite révolution. L’une d’elles résumera très bien leur sentiment : «l’autogestion n’est pas de la tarte mais cela vaut le coup9. L’entreprise fonctionnera avec des hauts et des bas jusqu’en 1988.

 

8 Lettre recommandée à Monsieur Ransonnet, Firme ANIC par les ouvrières de feu ANIC, 27 ouvrières et 3 permanents syndicaux. Cette lettre est publiée dans Cellule Mémoire populaire-Brabant Wallon, Réalités populaires en Brabant wallon. Documents relatifs à l’histoire des travailleurs de 1830 à 1980, Nivelles, 1982, tome 2, p.145-146.

9 La cité, 7-8 avril 1979