Nationalisation et/ou contrôle ouvrier ?

Nationalisation et/ou contrôle ouvrier ?

Nationalisation et/ou contrôle ouvrier ? Cette question, une partie du mouvement ouvrier britannique se la pose au début du 20e siècle. Le terme de contrôle ouvrier (worker’s control) est parfois ambigu dans la culture politique britannique puisqu’il peut signifier tout à la fois le contrôle ouvrier ou ce que nous appelons l’autogestion qui dépasse le simple contrôle. En fait, en anglais, c’est le contexte qui en précise le contenu, avant que l’usage, peu répandu, de self-management apparaisse.

Les deux premières décennies du 20e siècle sont  marquées, au Royaume-Uni par une forte mobilisation sociale. À l’été 1910, Tom Mann, dirigeant syndical, publie une brochure The Way to Win où il défend l’unité syndicale et le contrôle ouvrier et même la gestion de toute la société par les syndicats, perspective rejetée par le Labour Party. Son influence atteint les franges les plus radicalisées du mouvement syndical. Plusieurs directions syndicales revendiquent le contrôle  conjoint entre l’État et les syndicats dans les entreprises publiques ou à nationaliser. D’autres demandent que les consommateurs soient également associés à ce contrôle ou à cette gestion. Le syndicat des postes élabore également un plan précis d’autogestion du service public où, dans un premier temps, la gestion est partagée entre l’État et les syndicats.

Pour la nationalisation, oui mais qui gère ?

Les syndicats des transports ferroviaires demandaient la nationalisation des chemins de fer, dès 1910, comme solution aux mauvaises conditions de travail. Cependant, certains courants syndicaux ne considéraient pas que la nationalisation pouvait être la solution des problèmes ouvriers. Ils avançaient que seule la gestion des chemins de fer par les travailleurs eux-mêmes pouvait garantir l’amélioration de leurs conditions de travail. En 1919, un autre syndicat de ce secteur déclare qu’« aucun système de propriété étatique ne sera acceptable pour les organisations syndicales, si elle ne leur donne pas la mesure nécessaire de contrôle et de responsabilité dans la sécurité et le fonctionnement des chemins de fer. » Dans le secteur minier les revendications de nationalisation et de contrôle ouvrier étaient également liées.  Mouvement à la base, en dehors des syndicats, le South Wales Reform Committee, est précurseur. En 1912, il récuse la nationalisation et demande que l’industrie minière soit placée sous le contrôle des syndicats.

Pour l’unification syndicale et le contrôle ouvrier

En 1910 et 1917, un mouvement à la base se développe dans l’industrie : l’Amalgamation Committee Movement (ACM). Ses deux principaux objectifs étaient l’abolition du salariat et le contrôle ouvrier sur l’industrie. Constatant la division de l’organisation de la classe ouvrière en syndicats séparés  par métier, l’ACM revendiquait « un syndicat pour une industrie ». Lors de sa fondation, il définit son but ultime ainsi : « Préparer les travailleurs à leur émancipation économique par leur prise en main des moyens de production et de distribution dans le cadre d’une organisation économique en dehors de tout contrôle du parlement, de parti, de secte religieuse etc. » Pour l’un des dirigeants de l’AMC, l’unification syndicale « formera et disciplinera les travailleurs  pour l’accomplissement de leur mission historique, l’établissement de la communauté coopérative. » Des comités locaux se forment mais l’éclatement de la guerre suspend quelques mois leurs activités.  Cependant, très vite, les réunions reprennent. Le mouvement est alors agité par un débat : la question de la place à donner aux délégués d’atelier et aux syndicats dans le projet de contrôle. Lors de la conférence de Newcastle en octobre 1917, la décision de fonder un nouveau syndicat est prise par 37 000 votants (200 000 bulletins de vote avaient été distribués). Le mouvement revendiquait alors 150 000 membres. Cependant, certains militants renâclent à cette perspective et proposent la fusion avec le mouvement des délégués ouvriers. Rapidement,  l’AMC s’étiole. De mouvement pour l’unification syndicale et pour le contrôle ouvrier, il devient un élément supplémentaire de fragmentation syndicale

Délégués et comités ouvriers

La formation à l’été 1915 du comité ouvrier à la Clyde (du nom du fleuve qui baigne la région industrielle de Glasgow) marque le début d’un mouvement original dans la classe ouvrière britannique qui disparaît en 1922. L’année 1915 avait vu se développer un fort mouvement social fait de grèves sauvages pour des hausses de salaires et au sein duquel se forme un comité ouvrier composé de 200 délégués d’entreprises.  La première grève depuis le début de la guerre éclate sur les terres de la Clyde : 10 000 ouvriers sont mobilisés. La question du contrôle ouvrier est au centre de la politique du mouvement des délégués. Il s’oppose à la « dilution » (recours massif à une main-d’œuvre peu ou pas qualifiée et/ou féminine dans l’industrie pour satisfaire aux besoins des efforts de guerre). Cette « dilution » était vécue comme une menace contre les salaires et les réactions ouvrières étaient empreintes d’un certain corporatisme. De leur côté, si les syndicats s’opposaient à la « dilution », ils disaient bien vouloir l’accepter uniquement pendant la durée de la guerre et réclamaient son annulation après celle-ci. En décembre 1915, Lloyd Georges, alors ministre des munitions, se rend à la Clyde.  Il déclare ne pas vouloir rencontrer les délégués ouvriers. Mais il se ravise, comprenant que ceux-ci sont incontournables. Le 25 décembre, il rencontre 3 000 délégués et est hué. L’hebdomadaire The Worker, le journal du comité ouvrier de la Clyde, est  interdit et trois de ses responsables arrêtés. Pour Lloyd George, ce voyage en terres écossaises est un échec et les employeurs hésitent à mettre en œuvre la « dilution ». Le ministre aux munitions décide de jouer la division. La tactique est gagnante : des délégués de l’entreprise de Parkhead acceptent les conditions gouvernementales. De leurs côtés, les travailleurs et leurs délégués, qui refusent encore la « dilution », hésitent à s’opposer frontalement au gouvernement – nous sommes en période de guerre – sur une question aussi sensible que la question de l’approvisionnement en munitions. L’opinion publique pourrait ne pas suivre. Des discussions s’engagent avec le gouvernement où le comité de la Clyde défend ses positions jusqu’au bout, mais au bout du compte doit reconnaître sa défaite.

Le vent d’Octobre

De nombreux comités ouvriers qui se créeront par la suite s’inspireront du programme du comité de la Clyde. De nombreuses questions n’avaient pas pour autant été éclaircies. Le contrôle de l’industrie par les travailleurs était-il suffisant pour renverser le capitalisme sans s’occuper de la machine d’État ? La révolution russe d’octobre 1917 allait apporter sa réponse à cette question dont les partisans pour le contrôle ouvrier allaient s’inspirer. En 1918, le comité de la Clyde, dans un document Direct Action signé de deux animateurs du comité, Gallacher et J.R. Campbell, demande que les terres, les mines, les usines… deviennent « la propriété communale du peuple », que les forces armées soient « démocratiquement contrôlées », les classes sociales « abolies ». Pour atteindre ces objectifs, tous les pouvoirs doivent être transférés « au congrès fédéral des conseils administratifs du peuple  composés des délégués des classes laborieuses. »

Cependant, le mouvement multiforme pour le contrôle ouvrier était divisé. Lorsque les mineurs luttèrent, en 1919, pour la nationalisation de leurs entreprises et le contrôle partagé, le mouvement des comités ouvriers se désintéressa de cette lutte au motif que les mineurs demandaient le contrôle conjoint avec « l’État capitaliste ». De plus, en 1921, une évolution politique sur la question du contrôle se produisit. La section de l’industrie mécanique et la construction navale produit un long document d’orientation où la nécessité de détruire l’État bourgeois est affirmée tout en préconisant que « les syndicats partageront avec l’État le contrôle et la gestion de larges pans de l’industrie… » Le niveau de ce contrôle « dépendra des circonstances » car les auteurs ne pensaient pas que « la masse des travailleurs qui avaient vécu… sous le contrôle des fonctionnaires du capitalisme soient soudainement capables de choisir ceux qui, venant d’en bas des ateliers, seront capables ou compétents pour choisir ceux assumeront la gestion de leur industrie. » En conclusion, les auteurs du document reconnaissaient que le contrôle et la gestion, pour une courte ou longue durée « se ferait par le haut. » Certains dirigeants ouvriers écossais étaient désormais à l’école russe !

Le paysage que nous venons de décrire sur l’émergence de la question du contrôle ouvrier au Royaume-Uni au début du 20e siècle n’est pas complet. De nombreux autres acteurs ont participé activement à son élaboration dont divers courants syndicaux ou politiques.  La question du contrôle ouvrier restera au Royaume-Uni dans les décennies suivantes un mot d’ordre pratique de lutte et un élément programmatique. Il ressurgira ainsi dans les années 1960 et 1970.

Pour aller plus loin

Branko Pribicevic, The Shop Stewards’ Movement and Workers’ Control 1910 1922, Oxford, Blackwell, 1959.

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