Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle

Commun

Les philosophe et sociologue Pierre Dardot et Christian Laval viennent de publier un livre imposant  sur le Commun. Prenant appui sur les luttes altermondialistes de défense des biens communs contre la privatisation généralisée de toutes les ressources, ils défendent ici l’idée que le développement des communs reste une construction politique opposant le droit d’usage à celui de la propriété. Une mise en perspective résolument moderne qui renouvelle le concept d’appropriation sociale tout en renouant avec les interrogations du mouvement ouvrier au XIXe siècle.

 
Après des années d’errance, le mouvement révolutionnaire est en panne de stratégie. Le concept d’appropriation sociale a fini par se résumer à la nationalisation des moyens de production, que l’on restreignaient parfois aux « Grands » moyens de production pour faire moins « gauche » et ne pas trop effrayer les classes moyennes. D’une révolution soviétique initialement placée sous l’angle de « tout le pouvoir aux conseils », on a glissé rapidement sur une planification générale de l’économie par l’État, les entreprises étant désormais « propriété » d’un État se substituant à la classe ouvrière et censé représenter l’intérêt général : les travailleurs restent salariés et n’ont fait que changer de propriétaire. De même, dans les démocraties occidentales de l’après-guerre, des pans entiers de l’économie ont été soustraits au marché afin d’être gérés en services publics dans l’intérêt général et la social-démocratie authentique voyait dans l’extension de ces nationalisations la voie de la transition au socialisme. Dans le premier cas, les systèmes « socialistes » se sont effondrés d’eux-mêmes au tournant des années 1990 avec une approbation quasi totale des populations. Dans le second cas, le néolibéralisme a, dans un premier temps, privatisé nombre de services publics sans véritable opposition de la population.

C’est pourtant sur ce terrain de la privatisation des ressources publiques que la résistance s’organisera une peu plus tard autour de la défense des « biens communs ». Le mérite du livre de Pierre Dardot et de Christian Laval est d’analyser ces luttes et de les replacer dans une perspective politique et historique. Il est alors intéressant de constater que la notion de « commun » pré-existait avant le capitalisme et que c’est l’avènement de celui-ci qui généralisera la notion de propriété comme base de son développement. Avec une relecture intéressante de Marx et de Proudhon dans laquelle la complémentarité de ces deux auteurs réapparaît « première » face aux divergences que leur rivalité a laissé dans la mémoire collective, nos deux auteurs nous montrent combien le socialisme, tel qu’il a été vulgarisé au XXe siècle, est loin de l’appropriation sociale telle qu’elle avait été imaginée initialement par le mouvement ouvrier 1.

Si l’altermondialisme a pour socle la défense des biens communs contre le besoin du capitalisme de privatiser tout ce qui peut l’être, si les auteurs soulignent le rôle progressiste des travaux d’Elinor Ostrom sur l’efficience de la gestion démocratique des biens communs plutôt que leur appropriation privée 2, ceux-ci rejettent à la fois un certain « naturalisme » qui voudraient que certains biens soient communs de par leur essence, ainsi qu’une vision qui ne voudraient cantonner les biens communs qu’à certaines ressources dont la privatisation serait économiquement « inefficace ». À l’inverse, la construction du « commun » (les auteurs utilisent ici volontairement un substantif au singulier) devient une perspective politique. Toute ressource est appelée à être gérée en commun : il s’agit d’une construction politique dans laquelle la co-activité détermine les droits d’accès et de décisions rejetant la propriété dans les poubelles de l’histoire.

Outre les combats altermondialistes sur les biens communs tels que l’eau, l’énergie, la santé ou encore les transports, on ne peut que penser aux luttes actuelles des salariés contre les fermetures d’entreprises. Ici aussi, ceux qui travaillent défendent l’entreprise au nom du droit d’usage alors que le propriétaire développe une logique financière qui peut l’amener à décider de fermer. En s’opposant à la fermeture, en établissant une coopérative de travail (SCOP) pour maintenir la production, les salariés mènent ici une bataille contre la propriété au nom du droit d’usage, ce que les auteurs relèvent lorsqu’ils parlent des entreprises récupérées argentines. Pourtant, l’issue reste une nouvelle forme de propriété coopérative, privée tout en étant partiellement collective (réserves impartageables). Les nombreux exemples de réussite économique de coopératives nous montrent ainsi une tendance à des dérives capitalistes qui trouvent justement leur essence dans l’ambiguïté de la forme coopérative qui reste de nature privée (voir l’exemple de Mondragón).

Il en est de même des services publics qui, dans bien des cas, restent des « propriétés » de l’État ou de collectivités territoriales. Certes, la dynamique qui s’établira dans la gestion du bien commun déterminera la latitude que les politiques pourront avoir à l’égard d’une éventuelle privatisation… mais la « sanctuarisation » en tant que bien commun ne pourra se faire que dans une absence totale de propriété que les auteurs appellent de leur vœux. Ceci reste à construire.

Le livre se conclue par une liste de 9 propositions politiques sur les communs (opposer droit d’usage  à propriété, sur l’émancipation du travail, sur l’entreprise commune, sur les biens communs mondiaux…) se concluant par une fédération des communs. Cela ne rejoint-il pas notre aspiration à l’autogestion généralisée dépassant les États-nations ?

 

  1. Voir à cet égard le livre de Pierre Zarka et Pierre Cours-Salies « Propriété et expropriations, des coopératives à l’autogestion généralisée », paru en août 2013 aux Editions Syllepse, qui reprend de nombreux textes de Karl Marx.
  2. Contestant ainsi les thèses libérales de Garrett Hardin sur la « tragédie des communs ».
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